Story

Lever les obstacles au développement de l’agroalimentaire au Sahel

mars 15, 2022
Watering a field of vegetables
Members of the Cooperative Agriculture Maraicher for Boulbi, nurture their fields of vegetables, as they water and hoe the fields on November 8, 2013 in Kieryaghin village, Burkina Faso. Photo © Dominic Chavez/World Bank

 

Photo ID: World_Bank_Burkina_Faso_EDIT_013

Par Olivier Monnier et Abdoul Maiga

À première vue, la vaste région du Sahel, en Afrique de l’Ouest, peut sembler une destination d’investissement improbable.

S’étendant sur certains des pays les moins développés du monde — le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad —, cette région est un mystère pour la plupart des étrangers. Elle évoque surtout les coups d’État, les attaques djihadistes et les défis du changement climatique.

Tous ces problèmes sont bien réels et critiques. S’y ajoute l’insuffisance des infrastructures de base, routes et électricité notamment, tandis que la pandémie de COVID-19 a encore aggravé la pauvreté.

Mais quand on conduit dans les rues animées de Bamako, que l’on déambule dans les marchés hauts en couleur de Ouagadougou ou que l’on flâne le long du fleuve Niger à Niamey, paisible et majestueux, c’est une autre image qui domine : une image de résilience, d’espoir et de perspectives d’investissement.

Malgré les difficultés, les États du Sahel — dont le PIB combiné de 70 milliards de dollars correspond à peu près à celui du Luxembourg — regorgent d’entrepreneurs dynamiques et sont plus urbanisés et connectés à l’Afrique et au monde que jamais auparavant. La transformation des villes est particulièrement frappante : la population de N’Djamena, la capitale du Tchad, a plus que doublé entre 1993 et 2018, tandis qu’au Mali, Bamako accueille plus de 100 000 nouveaux résidents chaque année et devrait dépasser les 13 millions d’habitants d’ici 2050.

La région offre des opportunités d’investissement dans différents secteurs, entre autres les industries extractives, les énergies renouvelables et l’agroalimentaire. Avec un soutien adéquat et des investissements accrus et ciblés, l’agro-industrie en particulier pourrait transformer la sous-région.

« Dans les pays du Sahel, les conditions agro-climatiques sont propices à la culture de nombreuses espèces, mais le potentiel du secteur agroalimentaire reste sous-exploité, explique Fanja Ravoavy, responsable régionale du conseil en agro-industrie pour l’Afrique de l’Ouest et du Nord à IFC. Le volet production doit être renforcé et celui de la transformation est encore balbutiant ».

Une économie vivrière en plein essor

L’industrie agroalimentaire est sans conteste le premier secteur économique du Sahel, où elle représente près d’un tiers du PIB et 75 % des emplois. La sous-région est un grand producteur de coton, de céréales et de bétail, et possède un potentiel important en matière de produits horticoles, de cultures oléagineuses et de noix.

Agro Business Badouha, la société fondée par Adiaratou Sanogo au Burkina Faso, forme des agriculteurs et des personnes déplacées.
Agro Business Badouha, la société fondée par Adiaratou Sanogo au Burkina Faso, forme des agriculteurs et des personnes déplacées. Crédit photo : Agro Business Badouha

Ces dix dernières années, les agriculteurs du Sahel n’ont pas ménagé leur peine pour alimenter des populations locales en forte croissance et en voie d’urbanisation rapide et pour répondre à la hausse de la demande mondiale pour leurs récoltes.

Selon les estimations du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest de l’OCDE, la valeur de l’économie alimentaire dans les pays du Sahel a plus que doublé depuis 2010, et près de 90 % des emplois qui devraient être créés dans la sous-région d’ici 2030 le seront dans ce secteur.

Néanmoins, une analyse plus poussée révèle des faiblesses sous-jacentes, notamment une faible productivité, un accès limité aux marchés pour les agriculteurs et très peu d’activités locales de transformation ou de valeur ajoutée. Une grande partie du secteur agricole sahélien repose sur de petites exploitations familiales qui n’ont pas accès aux intrants ou à la formation et dont l’ambition se limite à pratiquer une agriculture de subsistance et à en tirer quelques revenus.

Les choses commencent pourtant à changer. En travaillant ensemble, le secteur privé, les gouvernements et les organisations de développement s’efforcent de lever les obstacles qui entravent l’agriculture au Sahel, tout en contribuant à l’adoption de méthodes modernes pour tirer le meilleur parti des terres fertiles de la région.

Ainsi, les zones économiques spéciales agricoles, en projet au Burkina Faso, au Mali et au Tchad, sont considérées comme une opportunité d’attirer des investissements, de stimuler l’industrialisation et de créer des emplois dans les zones à fort potentiel. On assiste également au déploiement d’outils innovants dans le but d’améliorer l’accès au financement, tels que les systèmes de warrantage, qui permettent aux agriculteurs d’obtenir un crédit en apportant en garantie une partie de leur récolte stockée dans un entrepôt sécurisé.

Semer les graines de l’entrepreneuriat

Les entrepreneurs comme les investisseurs font le pari que l’agro-industrie au Sahel peut rapporter des dividendes.

En 2016, Abdoul Aziz Mahamadou a quitté un emploi stable dans une entreprise internationale de télécommunications pour créer une exploitation de cultures irriguées biologiques à 80 kilomètres au sud de Niamey, la capitale du Niger.

« L’agriculture au Niger repose encore majoritairement sur des méthodes traditionnelles et elle n’est pas assez productive. Je voulais faire quelque chose de nouveau pour montrer qu’un modèle différent est possible au Niger, raconte-t-il. Il y a de plus en plus d’initiatives innovantes du secteur privé et on commence à comprendre qu’il faut adopter une approche globale de la chaîne de valeur, depuis nos champs jusqu’au consommateur final. »

Abdoul Aziz Mahamadou sème du moringa sur une nouvelle parcelle.
Abdoul Aziz Mahamadou sème du moringa sur une nouvelle parcelle. Crédit photo : Entreprise Agricole Goroubi.

Aujourd’hui, « la ferme Goroubi », s’étend sur 30 hectares et ses champs regorgent d’agrumes, de mangues, de tomates, de poivrons et de moringa. Abdoul Aziz Mahamadou a également construit une unité de transformation qui produit des tisanes, des jus et une gamme de produits thérapeutiques qu’il vend dans plus de 60 pharmacies du pays.

Il n’est pas le seul à proposer une autre vision de l’agroalimentaire au Sahel. De petites entreprises dynamiques émergent tout au long de la chaîne de valeur, exploitant les technologies modernes pour réussir et se développer dans la transformation, la commercialisation et la vente au détail.

Au Niger, Tech-Innov a importé l’esprit de la Silicon Valley au Sahel, en aidant les agriculteurs à améliorer leur productivité grâce aux nanocapteurs et aux données numériques. Au Burkina Faso, Agro Business Badouha forme des agriculteurs et des populations déplacées à la culture sous serre hors sol. Et au Mali, Mali Shi travaille avec 120 000 producteurs, principalement des femmes, pour transformer et exporter le beurre de karité.

De grandes entreprises sont également actives au Sahel depuis des décennies, notamment dans le secteur du coton, l’une des principales cultures d’exportation de la région. Un certain nombre d’entre elles cherchent à se développer et à renforcer leurs chaînes de valeur.

Au Tchad, la société Olam International Ltd., basée à Singapour, contribue à redynamiser le secteur cotonnier local. L’entreprise a pris une participation importante dans CotonTchad SN, qui détient le monopole de l’achat et de la commercialisation de la graine de coton, et a apuré ses dettes. Cette intervention a contribué à redonner confiance aux cotonculteurs et a entraîné une forte augmentation de la production.

Pour sa part, la société française Geocoton, filiale du Groupe Advens, active au Burkina Faso et au Mali, est également convaincue que le secteur agroalimentaire est appelé à jouer un rôle plus important dans la création d’emplois, la croissance et le renforcement de la stabilité dans la région.

« Le potentiel de l’agriculture au Sahel a été négligé pendant trop longtemps, souligne Karim Ait Talb, directeur général adjoint de la société. Elle a de tout temps été considérée comme une activité de subsistance, alors qu’il s’agit en fait d’un formidable moteur économique qui peut contribuer à l’émergence durable de la région. »

Savoir saisir les occasions

Les défis qui se posent au Sahel sont manifestes et bien connus. Pourtant, la région possède des atouts importants pour stimuler la croissance de l’agroalimentaire et l’investissement dans ce secteur.

Les agriculteurs sahéliens profitent de l’augmentation de la demande pour des aliments autrefois considérés comme exotiques, mais qui sont désormais proposés dans les supermarchés du monde entier, comme les mangues, les graines de sésame et les noix de cajou.

Ainsi, le Mali a triplé ses exportations de mangues au cours de la dernière décennie. Au Burkina Faso voisin, les superficies consacrées au sésame ont plus que doublé entre 2010 et 2015, principalement en raison de la demande de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Europe.

La population du Sahel devrait plus que doubler d’ici 2050. Combinée à une urbanisation rapide, cette démographie renforce et transforme la demande locale de produits agricoles, selon Léopold Ghins, économiste au Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest de l’OCDE.

Récolte de feuilles de moringa au Niger.
Récolte de feuilles de moringa au Niger. Crédit photo : Entreprise Agricole Goroubi.

« Les consommateurs urbains ont en général des revenus plus élevés et recherchent des aliments plus variés, y compris sous forme de produits transformés et emballés. La demande de fruits, de légumes, de viande, de poisson et de produits laitiers augmente également », précise Léopold Ghins.

L’appétit grandissant pour des aliments que le Sahel produit depuis longtemps est une aubaine pour la région. Le fait de les transformer sur place ou d’accroître leur valeur ajoutée autrement, notamment grâce à l’agriculture biologique, permettra de créer encore plus d’emplois et d’augmenter les revenus, en particulier pour les femmes qui prédominent dans la main-d’œuvre pour la transformation et la vente au détail.

Mais avec 1,2 million de jeunes Sahéliens qui entrent sur le marché du travail chaque année, le secteur agroalimentaire a besoin de toute urgence d’un soutien pour atteindre son plein potentiel, ou du moins pour le développer. C’est là que les investisseurs, y compris les institutions de financement du développement et d’autres partenaires, peuvent faire une différence significative.

Un secteur contraint et menacé

L’accès limité au financement est une difficulté majeure pour les agriculteurs du Sahel. De nombreuses banques de la région ne disposent pas des compétences nécessaires pour évaluer les risques, ce qui freine leur propension à accorder des financements. Au Burkina Faso, par exemple, l’agriculture représente 27 % du PIB national, mais ne bénéficie que de moins de 4 % des prêts accordés par les banques, selon les données officielles.

Parallèlement et malgré leur motivation, les entrepreneurs ont souvent du mal à développer leur activité parce qu’ils ne peuvent pas produire les garanties nécessaires pour obtenir un crédit.

« C’est malheureusement la réalité à laquelle se heurtent la plupart des entrepreneurs de la région, déplore Rosemonde Touré, fondatrice de Rose Éclat, une entreprise du Burkina Faso spécialisée dans la production de mangues séchées. Les banques demandent des garanties impossibles à fournir et ne croient pas assez dans le potentiel de l’agroalimentaire. Nous avons besoin de plus de soutien et de financement. »

Conscients de ces obstacles, les gouvernements prennent des initiatives pour élargir l’accès au financement, mais d’autres réformes sont nécessaires, notamment pour exploiter les opportunités offertes par la finance numérique et accroître la présence des prestataires de services financiers dans les zones rurales.

Les infrastructures constituent un autre défi de taille. Le mauvais état des réseaux routiers ainsi que des problèmes de longue date en matière d’accès à l’électricité entravent la production et le transport de denrées alimentaires dans tout le Sahel, ce qui fait grimper les coûts et réduit la compétitivité.

Les partenaires du développement, tels que le Groupe de la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, travaillent avec les gouvernements pour améliorer l’environnement des affaires, augmenter la production d’électricité et l’accès au réseau, moderniser les transports et renforcer les infrastructures numériques et le commerce.

Ainsi, IFC entend investir jusqu’à 1,2 milliard de dollars (en tenant compte des ressources mobilisées auprès d’autres investisseurs) au Sahel sur les quatre prochaines années, dans des domaines clés : infrastructures, énergie verte, agro-industrie, développement des chaînes de valeur et inclusion financière.

Enfin, du fait de températures qui augmentent 1,5 fois plus vite que la moyenne mondiale et d’une spirale alarmante de fortes sécheresses et d’inondations dévastatrices, le Sahel fait face à de graves menaces liées aux dérèglements du climat.

Le changement climatique a déjà des effets néfastes sur la sécurité alimentaire, les conflits et les migrations, et il engendre des risques importants pour la performance et la résilience des systèmes agricoles, soulignant la nécessité d’une meilleure gouvernance des ressources naturelles dans la région. Un meilleur accès à l’irrigation pourrait aussi renforcer la résilience des agriculteurs face aux catastrophes climatiques.

En dépit de tous ces obstacles, Karim Ait Talb dit croire fermement à l’avenir prometteur de l’agro-industrie au Sahel, à condition que certaines barrières psychologiques soient elles aussi levées.

Il conclut : « La perception du risque au Sahel est plus élevée qu’il ne l’est réellement. Nous devons y remédier en proposant des modèles qui fonctionnent et en changeant le discours sur le Sahel. Bien sûr, il y a beaucoup de difficultés et d’insécurité. Mais il y a aussi un grand potentiel et, donc, il y a de l’espoir. »

Initialement publié en mars 2022
Mis à jour en juin 2022