Christina Nelson
Bien des gens pensent que la croissance économique et la préservation de l'environnement sont comme l'huile et l'eau, elles ne se mélangent pas. Pourtant, les effets dévastateurs du changement climatique incitent les pays à trouver des moyens de sortir leurs populations de la pauvreté tout en protégeant l'environnement et en réduisant les émissions de carbone.
Seema Jayachandran, professeure d'économie à la Northwestern University, étudie cette recherche d'équilibre et propose aux gouvernements et au secteur privé des mesures concrètes pour stimuler la croissance économique et déplacer la production vers des entreprises ayant une moindre empreinte carbone. Dans cet entretien avec IFC Insights, elle explique comment la réglementation, la technologie et la formulation de politiques intelligentes peuvent faire la différence.
Q : Quelles sont les idées préconçues les plus répandues à propos du couple croissance économique et environnement ?
R : Je crois que ce qui préoccupe la plupart des gens, c'est que l'équilibre est très difficile à atteindre entre croissance économique et environnement, de sorte qu'ils pensent que lorsqu'un pays s'enrichit, c'est au détriment de l'environnement. À mon avis, c'est souvent vrai, mais pas toujours. Et le rôle des politiques consiste en grande partie à essayer de limiter l'ampleur des compromis ou à trouver des solutions gagnant-gagnant.
Q : Pouvez-vous nous donner quelques exemples de politiques ou de solutions gagnant-gagnant qui ont permis d'équilibrer ces compromis ?
R : C'est le cas notamment en matière d’économie d'énergie ou d'efficacité énergétique dans les modes de production. Quand une entreprise n’est pas en mesure d'adopter certaines technologies d'économie d'énergie, parce qu'elle n'en a pas les moyens ou n'en connaît pas l’existence, l’apport de capitaux ou d’informations lui permettra d'assurer sa production avec moins d'énergie. Avec, à la clé, des coûts réduits et des effets bénéfiques sur l'environnement.
Mais il y a d'autres exemples. Une partie de mon travail porte sur la déforestation dans les zones rurales. Il existe des moyens d'amener les gens à adopter des pratiques agricoles plus durables qui leur permettent d'être plus productifs, de sorte qu'ils ont besoin de moins de terres et qu'ils peuvent épargner les forêts, et ainsi conserver le carbone dans le sol et protéger la biodiversité. En Ouganda, les populations abattent des forêts parce qu'elles pratiquent une agriculture de subsistance et ont besoin de terres pour cultiver un peu plus de manioc, ou qu'elles espèrent vendre quelques arbres pour payer les frais de scolarité de leurs enfants. Dans ce genre de situation, l'une des politiques très efficaces consiste à dédommager les agriculteurs, c'est-à-dire à leur verser des subventions en espèces afin qu'ils les utilisent pour lancer une activité ou payer les frais de scolarité, en conditionnant cet argent à la protection des forêts.
Q : Y a-t-il des leçons que nous pouvons tirer et qui peuvent être appliquées à différents pays ou dans différents contextes ?
R : La première des leçons est qu'il est difficile de généraliser. Il faut donc toujours contrôler si ce qui aide les entreprises à être plus productives sera bon ou mauvais pour l'environnement. À mon avis, la protection de l’environnement passe avant tout par le renforcement des capacités de réglementation. Des recherches ont été menées récemment pour expliquer les baisses impressionnantes de la pollution atmosphérique générée par l'industrie manufacturière américaine entre les années 1990 et 2000. Beaucoup pensaient que cette amélioration provenait de la composition de ce que nous fabriquions ou du progrès technologique. En réalité, la quasi-totalité de la réduction de la pollution est due au Clean Air Act, la loi américaine sur la qualité de l'air.
Or, les pays à revenu faible ou intermédiaire ne disposent pas des mêmes capacités réglementaires que les pays développés. Quel budget les gouvernements sont-ils capables de consacrer à l'application des réglementations environnementales ? Et, le cas échéant, ce processus est-il exempt de toute corruption ? Donc, en ce qui concerne les moyens les plus sûrs pour réduire les dommages environnementaux dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, la capacité de réglementation figure en bonne place.
Le Brésil en est un exemple. Vers 2005, le gouvernement a investi dans une nouvelle technologie qui utilise l'imagerie satellite en temps réel pour détecter les zones de déforestation. C'était une décision importante, car du fait des ressources limitées dont il disposait pour faire appliquer les réglementations contre la déforestation, il pouvait cibler les bons endroits où les affecter. Et le résultat, c'est une réduction vraiment spectaculaire de la déforestation en Amazonie au cours de la décennie suivante.
Q : L'exemple du Brésil est intéressant, car il exploite les nouvelles technologies pour atteindre des objectifs de protection de l'environnement. Est-ce un domaine dans lequel vous pensez que le secteur privé a davantage d'opportunités d'investissement que ce que l’on imagine ?
R : Quand vous voulez réglementer quelque chose et inciter des personnes à agir dans un sens particulier, vous devez être en mesure de contrôler ce qui est fait. Je pense donc que les outils qui reposent sur l’imagerie par satellite ou d’autres technologies à distance, notamment pour surveiller l’utilisation des sols ou la pollution, sont un moyen très prometteur d’améliorer les capacités réglementaires. Ils permettent en outre d'élargir le champ d'application des politiques de protection de l'environnement.
Un autre domaine très porteur est celui des marchés du carbone dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. De nombreuses entreprises aux États-Unis et en Europe veulent être neutres en carbone et acheter des crédits carbone. Or l'achat de ces crédits dans les pays à revenu faible ou intermédiaire pose un problème : est-ce vraiment bénéfique pour l'environnement ? Comment apporter la preuve de votre impact ? C’est probablement dans les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’on trouve les meilleures opportunités d’investissement en matière de protection de l’environnement, mais en même temps les technologies et les moyens de contrôle n'y sont pas aussi développés. Si vous essayez d'agir dans des zones très rurales, le suivi sera coûteux sans une technologie qui permet de le faire à grande échelle et à distance.
Q : Le secteur privé devrait-il bénéficier de certaines incitations en matière de réglementation environnementale ?
R : Au fond, la pollution et les dommages environnementaux sont des externalités. Ni les marchés ni les individus qui veillent à leurs propres intérêts ne vont à eux seuls y mettre fin.
Je crois que l'efficacité énergétique est un excellent exemple qui démontre que ce qui est bon pour l'environnement peut être bon aussi pour les résultats d'une entreprise. Si les normes d'émission sont plus strictes, les entreprises doivent trouver un moyen de produire de manière moins néfaste pour l'environnement afin de respecter la réglementation. Et si elles consacrent une part moins importante de leurs budgets à l'énergie, elles seront plus rentables. L'un des arguments en faveur des taxes sur le carbone, c'est qu'elles contribuent à faire rimer rentabilité avec écologie.
Néanmoins, la corruption est l'un des obstacles à une réglementation efficace. À l'heure actuelle, certaines entreprises se soustraient aux règles en recourant à la corruption tandis que d'autres les respectent. En éliminant la corruption dans les processus de gouvernance, la réglementation serait plus efficace et plus équitable, et les entreprises qui se conforment à la réglementation ne seraient pas pénalisées.
Q : Si vous deviez conseiller un responsable politique, que lui diriez-vous pour trouver l'équilibre nécessaire entre croissance économique et protection de l'environnement, y compris pour réduire les émissions de carbone ?
R : Je pense que le monde doit vraiment donner la priorité à la réduction des émissions de carbone, mais ne perdons pas de vue que la moitié de la planète vit avec moins de dix dollars par jour. Un conseil tout simple serait de déplacer le fardeau financier de l'atténuation du changement climatique vers les pays les plus riches qui peuvent se le permettre. Il faut bien sûr que les émissions diminuent, mais le prix à payer ne doit pas être le même pour tous les pays. La répartition de la charge doit se fonder sur les moyens de chacun, mais aussi prendre en compte le fait que les pays riches ont davantage contribué au changement climatique. Réfléchir à des solutions gagnant-gagnant est séduisant, mais soyons réalistes : nous ne parviendrons pas à assurer une croissance massive dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, pas plus que nous ne serons capables de résoudre le problème du changement climatique uniquement grâce à des solutions gagnant-gagnant.
Il faudra donc faire des compromis. Un pays à revenu faible ou intermédiaire ne devrait pas avoir à se demander comment aboutir à une croissance neutre en carbone, ou comment assurer sa croissance sans augmenter son empreinte environnementale. Mais plutôt comment réduire au minimum ces compromis ? Comment transférer une plus grande partie de la production vers des entreprises qui polluent moins, qui sont économes en énergie et dont l'empreinte carbone est plus faible ? Nous devrions chercher une voie de croissance qui s’accorde avec cet objectif de modération de nos émissions de carbone ou d'autres dommages à l'environnement.
Publié en Janvier 2022