Eveline Smeets et Iain Bain
En 2020, la création a pesé près de 3 000 milliards de dollars dans le PIB mondial. Pourtant, la capacité de ce secteur à soutenir une croissance économique inclusive et durable passe souvent inaperçue, surtout par rapport à ceux, plus traditionnels, de l'extraction de ressources naturelles, de la production industrielle ou des services financiers, par exemple.
Cela s'explique en grande partie par la difficulté à définir les industries créatives et à mesurer leurs effets sur le développement, d'autant plus que certains d'entre eux sont intangibles. En négligeant d'exploiter leurs atouts culturels, les marchés émergents manquent d'importantes possibilités de diversification économique et de prospérité partagée.
Mais désormais, les États et le secteur privé sont fortement incités à mesurer les activités créatives et à investir dans ce domaine. En effet, les technologies de rupture, qui fleurissent depuis le début de la pandémie de COVID-19, offrent une source potentielle de revenus formels pour des centaines de milliers d'artistes et un gisement de croissance économique pour les pays, dans le monde entier.
Tour d’horizon des industries créatives
La créativité et la culture sont les principales matières premières de cette filière, dont la production recouvre entre autres la musique, le cinéma, la mode et les arts visuels, mais aussi tout un éventail de contenus créatifs englobés dans d'autres secteurs. Le secteur de la création représente une source potentielle de valeur non seulement culturelle mais aussi commerciale dans les pays émergents.
On en trouve une excellente illustration au Nigéria, avec un secteur de la production cinématographique qui contribue à hauteur d'environ 3 % au PIB du pays. « Nollywood » procure 300 000 emplois directs et 1 million d'emplois indirects, ainsi qu'environ 10 % des recettes en devises hors exportations pétrolières. Cependant, une grande partie de ses capacités commerciales demeure inexploitée en raison du piratage de films qui, estime-t-on, priverait le secteur cinématographique nigérian de 50 % de profits potentiels.
L’industrie de la création soutient aussi la croissance parce qu'elle favorise la productivité et l'innovation industrielle, du fait de ses liens avec d'autres secteurs dans la chaîne logistique, et qu’elle améliore l'image des pays, au bénéfice du tourisme. En outre, et contrairement à d'autres secteurs d’activité, les industries créatives procurent toutes sortes de bienfaits sociocognitifs pour les individus, la consommation de produits créatifs ayant des effets positifs en matière d'éducation, de santé et de bien-être, ainsi que sur le plan de l'inclusion. Ces effets profitent à leur tour aux pays en général, car ils contribuent à la construction de la nation, à la cohésion sociale et à la diversité.
Cependant, les marchés émergents ont toujours eu du mal à formaliser et à commercialiser leur richesse créative. Les ruptures de chaînes de valeur ainsi qu'un environnement peu favorable ont engendré un paysage fragmenté. Les coûts de production créative y sont élevés. La distribution locale et internationale est limitée pour les artistes des pays émergents, de même que les canaux de monétisation. La fragmentation du secteur implique d'autres insuffisances, concernant l'application et la couverture des cadres institutionnels destinés à protéger les biens créatifs (propriété intellectuelle), la promotion publique, les infrastructures, les financements et les compétences nécessaires pour développer ce type d'activités.
L'entrée en scène des technologies de rupture
L'adoption de technologies numériques émergentes, impulsée notamment par les difficultés rencontrées par le secteur de la création pour développer et commercialiser ses produits pendant la pandémie, ouvre aujourd’hui de nouvelles voies à la production, à la distribution et à la monétisation des contenus. De fortes réductions du coût des appareils d'enregistrement, par exemple les caméras et microphones, ont également permis à un plus grand nombre d'artistes de s'équiper.
Les technologies numériques à destination du grand public, notamment pour l'écoute de musique en continu ou streaming (Spotify, Pandora), les plateformes de visionnage et de production de vidéos (Netflix, Amazon Prime), les applications utilisées par les créateurs (YouTube, Instagram, Facebook) ou le commerce électronique (Etsy), associées à des solutions d'argent mobile, ont aussi facilité la découverte de talents, la distribution d'œuvres et la perception de revenus issus de contenus créatifs.
Par exemple, au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda, les musiciens tiraient naguère de leurs concerts l'essentiel de leurs recettes. Mais désormais, des plateformes telles que Mdundo permettent à plus de 90 000 artistes de ces pays de vendre leur musique auprès d'un public mondial.
Chose importante, grâce aux technologies de rupture, les industries créatives de nombreux marchés émergents deviennent intéressantes pour les investisseurs. Via les plateformes numériques, les artistes peuvent identifier leurs sources de revenus et en trouver de nouvelles, comme la publicité ou la promotion de marque. En outre, les nouvelles technologies, en soutenant les cadres techniques et juridiques de la production, protègent la propriété intellectuelle.
La capacité avérée du numérique à protéger les actifs artistiques dans les marchés développés montre que des solutions de streaming sous licence, alternatives et attrayantes réduisent les taux de piratage. Les jetons non fongibles (ou NFT), développement relativement récent de la technologie des blockchains, permettent de sécuriser des données par leur segmentation (tokenisation) et d’inscrire des biens numériques dans un registre électronique. Ils renforcent ainsi le droit d'auteur et permettent aux artistes d'être rémunérés pour leurs œuvres. Ces technologies rendent également possible la production de données concernant les industries créatives, qui aident les pouvoirs publics à en comprendre l'importance et à engager, sur la base d’éléments probants, des actions en leur faveur.
Et demain ?
On assiste à l'apparition de plusieurs « foyers d'excellence » au sein du secteur de la création, sous l’impulsion de technologies numériques qui non seulement favorisent son développement, mais donnent aussi naissance à des activités créatives inédites dans les marchés émergents. En voici quelques exemples :
- La musique latino-américaine connaît un regain de popularité porté en grande partie par l'écoute en ligne. Cette renaissance est menée par un secteur privé qui a entrepris d'entrer dans l'ère numérique afin de répondre à une demande internationale. En 2020, ce genre musical a représenté sur le marché américain 5 % des 12,2 milliards de dollars de recettes que produit la musique enregistrée, soit son meilleur résultat depuis 2005. Le succès croissant de Danny Ocean, chanteur vénézuélien dont les titres « ont déferlé de plateforme en plateforme », démontre à quel point les outils numériques rendent plus accessible la commercialisation de leurs œuvres pour les musiciens.
- Un autre effet de la numérisation est l'apparition de secteurs entièrement nouveaux, comme l'économie des créateurs, un écosystème rendu possible par les applications logicielles et permettant de monétiser la création de contenu sur internet. Tout en stimulant le développement de technologies de production et d'applications d'un coût abordable, l’entrepreneuriat créatif est devenu un moyen viable de gagner sa vie, qui produit de multiples bienfaits économiques. Un exemple en est YouTube, qui a apporté directement ou indirectement environ 875 millions de dollars de PIB à l'Inde et 710 millions de dollars au Brésil en 2020. YouTube est aussi à l'origine d'environ 700 000 et 122 000 emplois dans ces deux pays respectivement. Les applications à l'usage des créateurs facilitent l'apparition de nouvelles start-up numériques qui soutiennent cette nouvelle économie de la création de contenu. En Inde, c'est le cas de One Impression, plateforme de marketing à l’intention des influenceurs, qui automatise le courtage de contrats de promotion de marques entre entrepreneurs créatifs et entreprises cherchant à faire connaître leurs produits.
Les multiples avantages que produit le développement des industries créatives, conjugué avec le potentiel sans précédent du numérique, offrent l'opportunité de revitaliser un secteur négligé et d’en faire une activité clé, propre à soutenir croissance économique et développement. Il reste néanmoins beaucoup à faire pour que ces promesses se concrétisent. Le secteur de la création nécessite de l'investissement, tant de la part d'acteurs privés que publics, y compris des institutions de financement du développement. Il faut en outre qu'il soit incorporé aux ambitions de développement des marchés émergents. L’enjeu est de favoriser l'essor des économies créatives, de créer des emplois et, plus largement, de parvenir à une plus grande diversité économique.
Eveline Smeets est analyste chez IFC, spécialiste des technologies de rupture. Iain Bain est économiste chez IFC, spécialisé dans le capital-investissement à impact.
Publié en juin 2022