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Les premiers pas des obligations vertes en Côte d'Ivoire

février 20, 2022

Roger Atwood

Avec ses boutiques, ses fast-foods et ses magasins d'informatique, Cosmos Yopougon, à Abidjan, ressemble à beaucoup d'autres centres commerciaux établis dans des pays au développement rapide et à la classe moyenne grandissante.

Mais Cosmos Yopougon a quelque chose de plus. En août 2021, la société propriétaire du complexe, Emergence Plaza, est devenue la première entreprise d'Afrique de l'Ouest francophone à émettre une « obligation verte », instrument financier aux effets positifs sur le climat et sur l'environnement.

Avant cette opération, d'un montant équivalent à 18,1 millions de dollars, le centre commercial était déjà précurseur en matière environnementale. En effet, en 2019, Cosmos Yopougon a été le premier complexe commercial de la région à obtenir la certification EDGE d’IFC, grâce à une panoplie d'équipements d'électricité et de plomberie économes en énergie.

La green bond d’Emergence Plaza ouvre une étape nouvelle et prometteuse dans le financement public-privé de l’action climatique au sein des huit pays de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Placées auprès du secteur privé, ces obligations à échéance de huit ans et d'un rendement de 7,5 % sont les premières émises selon les prescriptions du Conseil régional de l'épargne publique et des marchés financiers (CREPMF), l'autorité de réglementation en Afrique de l’Ouest.

Ces directives sont réunies dans un guide publié 2020 avec la contribution majeure du Programme conjoint de développement des marchés financiers (J-CAP) du Groupe de la Banque mondiale.

Selon Sonia Iacovella, spécialiste senior du secteur financier à la Banque mondiale, qui a dirigé l'équipe du J-CAP auprès du CREPMF, ce guide a été déterminant pour « assurer la transparence et améliorer la qualité de l'information ». Soit une condition indispensable pour permettre aux entreprises de vendre — et encourager les investisseurs à acquérir — un produit inhabituel dans une partie du monde où il est encore peu courant de faire appel aux marchés financiers au service des objectifs climatiques.

« Il existe une importante demande [en investissements verts], ajoute-t-elle. Mais, pour la satisfaire, il faut fortement développer les capacités et répondre aux besoins d'information en matière de finance responsable sur le plan environnemental, social et de la gouvernance (ESG) ».

Le J-CAP réunit des experts issus de l'ensemble du Groupe de la Banque mondiale. Il a été créé en 2018 pour procurer des conseils et des investissements propres à favoriser l'essor de marchés financiers locaux dans les économies émergentes et en développement et actionner ainsi ce levier en soutien à une croissance résiliente et durable. Outre les pays de l’UEMOA (composée de sept États francophones ainsi que de la Guinée-Bissau, lusophone), le J-CAP s’est initialement consacré au Bangladesh, à l'Indonésie, au Maroc, au Pérou et au Viet Nam. Il s'est ensuite élargi à la Colombie, à la Serbie et aux Philippines. Ses activités bénéficient de l’appui des pays suivants : Suisse, Allemagne, Norvège, Australie, Luxembourg, Japon et Pays-Bas.

L'emprunt obligataire réalisé à Abidjan démontre que l'on peut mobiliser des fonds privés pour soutenir l’action climatique et le développement durable, y compris dans des pays où les marchés financiers doivent encore gagner en maturité. Bien que les marchés de capitaux locaux restent relativement modestes (comme c’est le cas au sein de l’UEMOA), ils peuvent offrir un mécanisme de financement climatique alternatif lorsque les banques sont réticentes à accorder des prêts, ou qu’ils permettent de lever des fonds à moindre coût (à l’instar de l'opération de Cosmos Yopougon). Qui plus est, les marchés financiers locaux représentent aussi une solution de remplacement aux emprunts internationaux libellés dans une devise forte, qui ne sont pas forcément des plus favorables pour les emprunteurs du secteur privé.

« Il existe un manque de fonds car, actuellement, les banques commerciales ne financent pas les projets climatiques. Les marchés des capitaux comblent cette insuffisance », explique Riccardo Ambrosini, spécialiste de la finance climatique pour la région MENA et l'Afrique de l'Ouest chez IFC. Les obligations vertes permettent de financer des projets dans des domaines divers : la biodiversité, le traitement des eaux usées ou l'adaptation de l'agriculture au changement climatique, par exemple.

« L'un des aspects importants mis sur la table des négociations en vue de l'accord de Paris a été que pour maintenir les températures à un niveau acceptable, il fallait assurer un niveau élevé d'investissement, précise-t-il. Une partie de ces investissements proviendra des pouvoirs publics, mais le secteur privé y contribuera aussi dans une large mesure. » En raison du ralentissement économique causé par la pandémie, les banques disposent de liquidités non exploitées, qu'elles devraient tôt ou tard consacrer à des projets climatiques, « mais les marchés des capitaux représentent un acteur important dès aujourd'hui », remarque Riccardo Ambrosini.

Si l'Afrique a mis du temps à pénétrer sur le marché en plein essor des obligations vertes, elle progresse désormais à grands pas. Pour Mehdi Cherkaoui, responsable principal des investissements chez IFC à Dakar, l'UEMOA « est l'une des parties du monde qui connaît les plus grands défis macroéconomiques, et le nombre d'émissions obligataires par des entreprises n'y dépasse pas cinq ou six par an ». Pour qu'émerge un marché des obligations vertes d'une certaine envergure, « il va falloir du temps », souligne-t-il. D'autres obligations thématiques ou éthiques prennent de l'ampleur, comme celles destinées à la réalisation des Objectifs de développement durable des Nations unies.

Emergence Plaza a utilisé le produit de son émission (qui a été sursouscrite) pour refinancer la dette contractée lors de la construction du centre commercial. Cette opération a montré aux promoteurs et investisseurs d'Afrique de l'Ouest que les obligations pouvaient servir non seulement à financer de nouveaux projets verts, mais aussi à en refinancer d'existants.

« La question n'était pas de faire un coup de pub, assure Cheick Sanankoua, directeur associé de HC Capital Properties, promoteur de Cosmos Yopougon. De même que d'autres promoteurs immobiliers, nous voyons tout l'intérêt de faire appel au marché des obligations vertes, en tant qu'instrument de financement ou de refinancement de la construction de locaux commerciaux. »

« De la marge à l’avant-plan »

Un rapport d'IFC publié en 2017 a mis en évidence comment des modèles d'entreprise innovants et des marchés financiers dynamiques dans les économies émergentes pouvaient exploiter le potentiel de l’investissement privé au service du développement de secteurs « climato-intelligents » : énergies renouvelables, transports urbains et écoconstruction, notamment.

Certains des plus grands investisseurs privés agissent pour que le monde progresse vers la neutralité carbone. Lors de la conférence sur les changements climatiques (COP-26) tenue à Glasgow en novembre 2021, une alliance internationale composée de banques, de sociétés d'investissement et de compagnies d'assurance, détenant à elles toutes 130 000 milliards de dollars d'actifs, s'est engagée à ce que la totalité de son portefeuille atteigne la neutralité carbone en 2050.

IFC est l'une des premières organisations à avoir lancé des obligations vertes, avec la création en 2010 d'un programme visant à mobiliser les marchés en faveur des énergies renouvelables et du rendement énergétique. En dix ans, ce programme d’obligations vertes a émis pour 10,4 milliards de dollars de titres en 172 opérations et vingt devises. Cette forte présence s’est accompagnée d’une croissance exponentielle du marché mondial des obligations vertes, qui a atteint 1 000 milliards de dollars en octobre 2020. Selon le Forum économique mondial, la valeur des émissions, qui a avoisiné pour cette même année 300 milliards de dollars, devrait dépasser 1 000 milliards par an en 2023.

Sur la totalité des émissions mondiales de green bonds, moins de 1 % ont eu lieu en Afrique de 2007 à 2018, l'Afrique du Sud, le Maroc et le Nigéria comptant pour plus de 95 % du total, indique la Brookings Institution dans un rapport de 2021. Les obligations vertes suscitent cependant sur le continent africain un intérêt croissant, bien qu'un peu refroidi par la pandémie.

Pour Conrad Sanama, du programme d'IFC pour la transformation du marché de la construction à Abidjan, le succès obtenu par l'obligation Emergence Plaza a ouvert les yeux des promoteurs sur le potentiel de la finance verte. Le mouvement est désormais lancé. « Cette émission a déclenché un intérêt chez les promoteurs qui, au départ, ne croyaient pas forcément aux obligations. Maintenant, ils savent que c’est possible. »

Publié en février 2022