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Chroniques d’un quartier de Mexico

mai 18, 2021

Par Mauricio González Lara

MEXICO — Colonia Roma ou, tout simplement, La Roma, est l’un des quartiers emblématiques de la classe moyenne de Mexico. Avec ses bâtisses colorées et ses innombrables restaurants, bars, boutiques, cafés et autres galeries, c’est l’endroit idéal pour partir à la découverte des délices gastronomiques et des divertissements qu’offre la ville. C’est dans ce lieu magnifique que je vis depuis 2008.

Construit sous le régime de Porfirio Díaz (1876-1911), le quartier reflète les aspirations des classes supérieures du début du 20e siècle, avec ses avenues bordées d’arbres, ses demeures Art nouveau, ses fontaines et ses places. À la suite de la révolution mexicaine et de la profonde transformation sociale que connaît le pays, l’aristocratie déserte le quartier où vont progressivement s’installer des familles de la classe moyenne — à l’image de celle dépeinte dans le film Roma d’Alfonso Cuarón, sorti en 2018 et récompensé aux Oscars.


L’avenue Alvaro Obregón, l’un des points de ralliement préférés des habitants de La Roma. Photo : Braulio Tenorio

Le quartier a traversé des moments difficiles : en 1985, il a été dévasté par un puissant séisme, lequel a provoqué la mort d’environ 10 000 personnes et privé encore plus d’habitants d’un toit. Construit sur un lac séculaire, il est particulièrement exposé à ces mouvements tectoniques. Quand je m’y suis installé, il connaissait déjà une nouvelle phase de renaissance. Aujourd’hui, La Roma est le quartier branché de Mexico.

Mais la pandémie de COVID-19 est venue mettre à mal toute cette effervescence culturelle, tout ce passé.

La pandémie au Mexique

Comme de nombreux autres pays du monde, le Mexique a été durement éprouvé par la pandémie de COVID-19. Ce pays de 126 millions d’habitants déplore près de 220 000 morts — un chiffre qui, selon le gouvernement, serait inférieur à la réalité. Les entreprises n’ont pas été épargnées, elles non plus : 20 % ont mis la clé sous la porte l’an dernier.

Ces derniers mois ont été marqués par un léger répit. Le Mexique a mis en place un système de codes couleurs (rouge, orange, jaune et vert) pour indiquer aux citoyens quelles activités peuvent redémarrer sans danger pour la population. Le 10 mai dernier, les autorités ont abaissé au jaune le niveau de risque de la capitale et, depuis, les 22 millions d’habitants peuvent à nouveau assister à des manifestations sportives et des concerts en plein air, avec une jauge limitée. Ces nouvelles mesures assouplissent également l’accès aux cinémas, aux restaurants et aux hôtels. J’espère que tous les voyants seront bientôt au vert pour que nous puissions reprendre une vie normale.

Mais le quartier de La Roma est-il prêt ? Voici quelques témoignages de ses habitants, moi y compris.

Pour les restaurants, le choix est simple : « ouvrir ou mourir »

Depuis dix ans, Maribel Sánchez García vend des salades de fruits à l’angle des rues Mérida et Durango. Les bons jours, avant la pandémie, elle pouvait gagner l’équivalent de 60 dollars. Aux pires jours du confinement, quand tous les voyants étaient au rouge et les magasins non essentiels fermés, elle ne gagnait même pas 10 dollars par jour.

Maribel Sánchez Garcia, vendeuse de fruits à La Roma.
Maribel Sánchez Garcia, vendeuse de fruits à La Roma. Photo : Braulio Tenorio

« Mes premiers clients sont les élèves et les employés de bureau qui m’achètent des fruits pour leur petit-déjeuner et leur déjeuner. Quand les écoles ont fermé et que les gens se sont mis au télétravail, ma clientèle s’est réduite aux gens du quartier qui sortaient de chez eux le matin pour leur jogging. Pas assez pour gagner sa vie », confie Maribel qui a retrouvé certains de ses anciens clients depuis que le voyant est à nouveau au jaune dans la ville.

Elle fait partie de la galaxie des vendeurs informels de denrées alimentaires à Mexico, composée de milliers de stands de tacos, tamales, quesadillas, fruits, tortas et chilaquiles qui ont été les plus touchés pendant le confinement. Selon la Chambre nationale de l’industrie de la restauration et des plats cuisinés, cette activité informelle représente un tiers des 30 millions de dollars de chiffre d’affaires quotidien de l’industrie alimentaire du pays.

Pour le secteur formel, la situation n’a pas été plus facile : le Mexique compte plus de 600 000 restaurants établis, qui emploient environ 5,5 millions de personnes. La Chambre nationale estime qu’au moins 15 % d’entre eux ont fermé à cause de la crise. Quand le coronavirus est devenu une urgence internationale, la plupart des restaurateurs de La Roma s’attendaient à un recul des ventes gérable, comme lors de l’épidémie de grippe porcine (H1N1) en 2009 où la plupart ont continué de servir leurs clients au prix d’un protocole sanitaire strict. Mais cette fois-ci, les choses ont été beaucoup plus graves : fin 2020, la plupart des délais de grâce accordés dans un geste de bonne volonté par les propriétaires et les banques sont arrivés à terme et les restaurateurs ont dû continuer à payer les impôts et les services. Pour Francisco Fernández, président de la Chambre nationale, le choix était simple : « ouvrir ou mourir ».

Au Paseo de Gracia Saloon, une cantina traditionnelle de La Roma, les affaires reprennent.
Au Paseo de Gracia Saloon, une cantina traditionnelle de La Roma, les affaires reprennent. Photo : Braulio Tenorio

De nombreux chefs ont ouvert des cuisines fantômes (les fameuses « dark kitchens ») dans des locaux uniquement tournés vers la préparation de plats à emporter vendus en ligne. D’autres ont maintenu un petit volant d’activité en basculant vers la livraison et les plats à emporter. Mais la plupart des autres ont dû malheureusement fermer.

Pourtant, Gabriela Rentería est optimiste : critique gastronomique pour les éditions mexicaines d’Esquire et de National Geographic Traveler, elle estime que « même si de nombreux établissements n’ont pas rouvert, La Roma reste tellement animée et attrayante que les investisseurs ont continué de planifier de nouvelles ouvertures aux pires heures de la pandémie. L’avenir culinaire du quartier s’annonce radieux. »

De nombreux restaurants à La Roma ont installé des tables dehors pour respecter les protocoles de lutte contre la COVID-19
De nombreux restaurants à La Roma ont installé des tables dehors pour respecter les protocoles de lutte contre la COVID-19. Photo : Braulio Tenorio

Gabriela Rentería envisage elle-même d’ouvrir cette année, avec d’autres investisseurs, un bar baptisé le Café de Nadie (« Le café de personne ») sur Alvaro Obregón, l’avenue la plus fréquentée du quartier.

« Nous proposerons des cocktails délicieux à des prix attractifs. J’ai hâte de vous y accueillir ! », ajoute-t-elle gaiement.

Leçons de vie

Mon amour pour le cinéma et la culture pop ne connaît pas de limites. En plus de travailler comme chargé de communication à l’IFC, j’écris des articles sur le cinéma dans Letras Libres, une revue culturelle mexicaine.

En tant que critique de films, je pensais que personne ne serait mieux préparé que moi à une pandémie. Contre le bon sens économique élémentaire, j’avais tout sous la main : un home-cinema, un lecteur Blu-Ray, une Playstation, une télé Apple et, bien évidemment, des abonnements à tout ce que le monde compte de plateformes de streaming. Adolescent, je rêvais du jour où j’aurais le temps de voir, lire et écouter des milliers de films, de livres et de disques. Au début, en nous imposant un isolement forcé, la pandémie semblait être une occasion idéale. Essayons de voir les choses du bon côté, pensais-je pour calmer mes angoisses, et profitons-en pour découvrir tous ces chefs-d’œuvre encore inexplorés.

Je n’étais pas le seul à avoir ce type de raisonnement.

Manuel Carrasco, alias « The Big M », est le propriétaire de Revancha, un magasin de disques vinyles situé à une rue de chez moi. « Mes ventes n’ont chuté que lorsque la fermeture est devenue obligatoire. Jusque-là, la plupart de mes clients avaient décidé de consacrer l’argent non dépensé dans les bars et dans les restaurants à l’achat de disques. Ceux qui ont cette culture du vinyle sont davantage prêts à écouter un album entier que l’amateur moyen de musique. Ce dernier est tout simplement trop occupé. La pandémie a été l’occasion pour les afficionados de profiter de leurs collections de disque. C’est un phénomène mondial. »

Manuel Carrasco devant la Revancha, sa boutique de disques vinyles
Manuel Carrasco devant la Revancha, sa boutique de disques vinyles. Photo : Braulio Tenorio

Évidemment, ces arguments n’ont tenu que le temps de croire que la pandémie serait un événement temporaire, une parenthèse, et non la « nouvelle normalité ». Quand nous avons commencé à comprendre qu’il allait falloir vivre avec, l’enthousiasme pour le télétravail et ses vertus a commencé à s’étioler. Au lieu de cuisiner, les gens se sont mis à commander des pizzas et toute cette effervescence créatrice s’est transformée en une légère frustration. Quant à mon projet de revisiter les grands classiques du cinéma, de Fellini à Godard en passant par Tarkovski, il s’est progressivement réduit à une consommation illimitée de sitcoms et d’émissions de téléréalité.

Jusqu’au jour où le virus s’est rappelé à moi.

Sous pression

Du haut de ses 80 ans, ma mère, Rosa María, dirige le Colegio Martinique, une école élémentaire située à Jardín Balbuena, un quartier proche de l’aéroport de Mexico. Pour poursuivre les cours malgré la pandémie, l’école a installé des plateformes virtuelles. Pour ma mère, vu son âge, l’adoption de ces technologies s’est révélée, je la cite, « le pire défi de sa vie, juste derrière les efforts que j’ai dû faire pour surveiller ta conduite quand tu étais adolescent. »

Rosa María Lara Pérez, la maman de Mauricio
Rosa María Lara Pérez, la maman de Mauricio. Photo : José Luis Alcíbar

En quelques jours, elle qui était allergique aux technologies, est devenue la boussole de dizaines d’enseignants et d’élèves perturbés par la transition.

Mais le plus dur était à venir. La situation de mon frère Fredy, 50 ans, cadre et diabétique, a été une source constante de préoccupation pour toute la famille. Lui et ma mère ont contracté la COVID-19 en juillet. Coriace, ma mère s’est rétablie en quelques jours, mais il a fallu un bon mois à mon frère pour être complètement sur pied.

Nouveau coup dur en septembre quand ma petite amie, Claudia, a été victime d’une attaque qui l’a conduite en soins intensifs pendant pratiquement deux semaines. Elle a été hospitalisée à côté de chez moi. À chaque nouvelle arrivée d’un patient COVID, un message enregistré annonçait l’admission d’un patient « code orange ». Aussi éprouvante qu’a pu être l’expérience, nous avons admiré le dévouement et le sacrifice du personnel de santé qui tentait de faire face à la situation.

Là pour rester

Maintenant que mes proches sont rétablis et que la COVID-19 semble marquer le pas au Mexique, j’ai réussi à aller au bout d’un vieux classique : Le Conte de deux cités, écrit par Charles Dickens en 1859. Le premier paragraphe m’a paru particulièrement pertinent :

« C’était le meilleur et le pire des temps, le siècle de la sagesse et de la folie, l'ère de la foi et de l’incrédulité, la saison de la lumière et des ténèbres, le printemps de l'espérance et l’hiver du désespoir. »

Alors que la réouverture se dessine à Mexico, j’espère que mes voisins de La Roma connaîtront bientôt le « meilleur des temps », même si cela implique de faire face au chaos et aux bouleversements, pour se réinventer après la pandémie. Ils sont là pour rester et j’ai hâte de les voir se relever.

Chargé de communication à IFC, Mauricio González Lara vit à Mexico.

Publié en mai 2021