Par Ivan Mišković
BELGRADE (Serbie)—Chaque fois que j’achète un bouquet chez mon ami Dušan Stanković, je reste admiratif devant tant de talent et d’habileté.
Avant la pandémie, Dušan aménageait des espaces intérieurs avec des fleurs et ses compositions. Patiemment, il a fait de sa boutique de Belgrade, Flowers & Design, l’un des fleuristes les plus courus de la ville, sollicité pour des mariages, des événements d’entreprise et toutes les manifestations rassemblant un grand nombre de personnes.
Dušan nourrissait de grands projets pour 2020, avec un planning rempli sans discontinuer entre mars et novembre. Mais lorsque les autorités du pays ont été contraintes d’imposer un confinement, son activité s’est retrouvée à l’arrêt. Les clients ont annulé leurs manifestations et la fermeture des frontières a mis fin à toutes les importations, y compris de fleurs.
« J’ai connu de grands moments d’angoisse », raconte-t-il. « Certains projets ont été reportés et d’autres annulés. Je n’ai eu aucun revenu en mars, avril et mai 2020, puis les importations de fleurs ont repris en juin et j’ai pu à nouveau travailler occasionnellement. »
Dušan Stanković, propriétaire de Flowers & Design. Photo : Djordje Djoković (2019)
Depuis le début de la pandémie de COVID-19, la Serbie dénombre plus de 703 000 cas confirmés et déplore plus de 6 600 morts. Dans les Balkans occidentaux, l’emploi dans les entreprises privées a été « sévèrement touché », note un rapport de la Banque mondiale, avec une chute d’environ 6 % du niveau d’emploi depuis décembre 2019. De nombreuses entreprises de la région ont mis la clé sous la porte.
Plus d’un an après, la Serbie, qui a lancé sa campagne de vaccination contre la COVID-19, a renoué avec les niveaux d’emploi d’avant la crise et certains chefs d’entreprise se prennent à se projeter à nouveau dans l’avenir. J’ai discuté avec quatre de mes amis entrepreneurs, pour avoir leur vision, contrastée, de l’économie serbe—certains opérant dans l’hôtellerie, touchée de plein fouet, et d’autres dans le secteur de la logistique, en plein boum.
Dušan Stanković, le fleuriste, est parvenu à surnager tout au long de la pandémie. Il a affecté l’argent destiné à étendre son activité à d’autres dépenses et ajusté son offre de services au nouveau contexte.
« Comme il n’y avait plus de cérémonies, je me suis mis à proposer mes compositions florales aux particuliers », explique-t-il. « J’ai des commandes, mais je mentirais en disant que la situation est redevenue normale. »
Pourtant, poursuit-il, l’espoir est là, grâce à la campagne générale de vaccination contre la COVID-19, lancée le 19 janvier. Près de quatre mois plus tard, plus de 1,68 million de Serbes (soit environ 24 % de la population) ont reçu leurs deux injections.
Malgré le reflux des cas de COVID-19 et la montée en puissance de la vaccination, des mesures strictes de santé publique limitant les grands rassemblements et les réunions en intérieur sont toujours en vigueur dans le pays, alimentant l’incertitude chez les entrepreneurs qui dépendent du secteur de l’hôtellerie et de l'événementiel, comme Dušan.
« Je commence à me demander si nous pourrons mener une vie normale cet automne et si j’arriverais à avoir une charge de travail supérieure d’au moins 20 % à son niveau actuel », continue-t-il. « Je ne peux pas tirer les leçons de cette pandémie, car je ne sais même pas si mon entreprise va survivre. Tout est encore trop incertain, malheureusement. »
Mon ami Aleksandar Vasić dirige depuis 16 ans Poslovni Savetnik, un cabinet de services fiscaux et de conseil. Il vit à Šabac, dans l’ouest de la Serbie, mais a également de nombreux clients sur Belgrade, eux aussi victimes de la pandémie.
Aleksandar Vasić dans son bureau à Šabac. Photo : Jadranko Gubelic (2019)
L’an dernier, pendant les deux premiers mois du confinement, la Serbie a imposé un couvre-feu quotidien de 17h00 à 5h00 du matin. Le secteur de la restauration et de l’hôtellerie a été mis à l’arrêt. Les agences de voyage, les hôtels, les salles de sport et les entreprises de transport assurant les liaisons entre les villes n’ont plus eu aucun revenu pendant toute cette période. Une situation qui s’est traduite par un regain d’activité pour le cabinet d’Aleksandar Vasić.
« Nous avons plus de travail parce qu’avec la pandémie, les entreprises doivent se plier à des démarches administratives contraignantes », explique-t-il. « La réduction des effectifs s’est accompagnée d’un nombre accru de documents à remplir et, pour toucher les aides de l’État, les entreprises ont dû ouvrir de nouveaux comptes en banque », poursuit-il.
Aleksandar se dit heureux de ne pas avoir eu à licencier des collaborateurs ou à baisser leurs salaires. Comme la campagne de vaccination se passe bien, il est optimiste et parie sur un retour à la normale cet automne.
« C’est le bon côté de mon travail : les entreprises ne peuvent pas se passer de services comptables et fiscaux. Je ne suis donc pas trop inquiet », indique-t-il. Lui s’est fait vacciner dès que les doses ont été disponibles à Šabac. La plupart de ses 12 collaborateurs sont eux aussi vaccinés.
Mon amie Ivana Nikolić dirige TELS Europe, une petite entreprise de logistique qui assure des services d’expédition et de courtage pour une société sœur, plus importante, opérant aux États-Unis. Alors que pour les autres entreprises de Serbie, la pandémie a ralenti ou suspendu l’activité, elle a vu son affaire décoller.
Avec l’apparition des premiers cas de COVID-19 en Serbie, le 6 mars 2020, elle s’est demandé, avec ses quatre employés, comment ils allaient pouvoir continuer à travailler, suivant de près l’évolution de la situation aux États-Unis. Ivana a alors décidé de résilier le bail de ses locaux et de travailler exclusivement en ligne.
« Nous avons connu une explosion de la demande pour nos services. Le transport de biens essentiels et de médicaments s’est intensifié aux États-Unis et, avec mes collègues, nous avons été submergés de travail administratif », explique-t-elle.
Ivana Nikolić dans son bureau chez TELS Europe. Photo : Ognjen Janković
Ivana dit qu’elle n’a pas vu l’année 2020 passer. Obligée de faire de nombreuses heures supplémentaires, elle ne sait pas si le rythme va ralentir de sitôt.
« Cela dépend beaucoup du taux de vaccination en Serbie, en Europe et aux États-Unis certes, mais aussi dans le reste du monde. Nous vivons tous sur la même planète—et c’est devenu plus que jamais évident », rappelle-t-elle.
Elle dit avoir beaucoup appris de ces douze derniers mois : « Nous devons tous nous fier à notre bon sens commercial pour suivre de près toutes les évolutions susceptibles d’affecter nos entreprises et nous préparer au pire scénario à tout moment. Ce n’est que comme ça que nous serons plus résilients face aux prochains défis. »
J’ai aussi discuté avec celui qui me coupe les cheveux depuis des années, Dalmir Alidini. C’est le propriétaire du salon de coiffure Studio Dača, situé tout près de mon appartement dans le quartier résidentiel de Zvezdara, à Belgrade.
« La pandémie nous a tous pris au dépourvu et a ralenti l’activité, mais j’ai réussi à sauver l’entreprise », m’explique Dalmir tout en s’occupant d’un client.
Dalmir Alidini du salon de coiffure Studio Dača. Photo : Ivan Mišković
L’an dernier, quand tous les salons ont dû fermer, pas mal de clients « se sont coupé eux-mêmes les cheveux, avec un résultat pas toujours concluant », raconte-t-il. « Dès que nous avons pu rouvrir, ça a été la ruée, chacun voulant rectifier sa coupe maison. C’était souvent assez cocasse… »
Dalmir souligne que si bon nombre de ses collègues peinent encore à retrouver le rythme d’avant, lui a rétabli des horaires de travail normaux et tout le monde—employés et clients— est tenu de prendre des précautions pour éviter de propager le virus.
« C’est difficile de peser sur un phénomène mondial. Mais je fais de mon mieux, dans l’espoir que nous verrons bientôt la fin de la pandémie », conclut-il.
Dans son salon de coiffure, la plupart des clients sont optimistes. C’est aussi mon cas. À Belgrade, de plus en plus d’habitants reprennent leur vie normale, font leurs courses, du sport et se promènent dans la ville. C’est un grand changement par rapport à l’année dernière—et une vraie source d’espoir comme je n’en avais plus ressenti depuis longtemps.
Chargé de communication à IFC, Ivan Mišković vit à Belgrade.
Publié en mai 2021