Everlyne Situma
BUNGOMA (Kenya) — J’ai toujours été passionnée par le monde agricole. Cet attachement, je le dois à une enfance passée à la campagne, dans l’ouest du Kenya où, chaque samedi matin, je bravais le froid pour labourer un petit lopin de terre appartenant à ma famille. Grâce au ruisseau tout proche, nous cultivions du maïs, des haricots, du sorgho, des légumes et de l’arrow-root, un tubercule apprécié par de nombreux Kenyans. Rien ne vaut l’expérience du travail de la terre, de la récolte puis du repas somptueux concocté avec des produits tout frais !
Depuis 16 ans, je vis à Nairobi, la capitale du Kenya, mais mon lien affectif avec l’agriculture et ma curiosité sont toujours aussi vifs. La pandémie de COVID-19 ayant touché tous les secteurs de l’économie, je me suis interrogée sur ses effets dans ma région d’origine et chez notre voisin du nord, l’Ouganda, où un certain nombre de mes amis et anciens collègues travaillent dans l’agriculture.
Everlyne Situma. Crédit photo : Everlyne Situma
Contribuant respectivement à hauteur de 35 et 24 % du produit intérieur brut du Kenya et de l’Ouganda, l’agriculture domine l’activité économique dans ces deux pays, donnant un emploi à 70 % des travailleurs ruraux et nourrissant des millions de citoyens.
Les produits agricoles représentent par ailleurs 60 % des exportations kényanes (notamment le café, le thé et l’horticulture) et 50 % des exportations ougandaises (thé, café, tabac, coton, maïs et poisson).
Afin de me rendre compte par moi-même des conséquences de la pandémie sur ce secteur vital, je suis retournée dans mon village du comté de Bungoma, à 200 kilomètres au nord-ouest de Nairobi. Ce que j’y ai découvert sur la puissance des outils numériques et sur la demande locale m’a donné de l’espoir pour l’avenir de l’agriculture et des agriculteurs.
Les premières impressions étaient bonnes : jusqu’ici, les agriculteurs ont bénéficié d’un meilleure saison des pluies comparé à l’an dernier. Mais, dans l’ensemble, la pandémie de COVID-19 a bouleversé le système de distribution alimentaire en Afrique de l’Est. J’ai découvert que le Kenya avait temporairement interdit les importations de maïs ougandais et tanzanien au début de l’année, redoutant des niveaux élevés d’aflatoxine, un champignon naturel. Cette décision aurait pu ouvrir de nouveaux débouchés pour les maïsiculteurs kényans mais, faute de produire suffisamment de nourriture, les petits agriculteurs n’ont pas pu saisir l’occasion.
La pandémie ayant désorganisé les chaînes d’approvisionnement mondiales, les entreprises dépendantes des exportations de denrées alimentaires ont vu les portes de ce marché se fermer tandis que les restaurants et les supermarchés, tributaires de l’importation de produits alimentaires par voie maritime, ont eu du mal à les acheminer jusqu’à eux. Les importations ont chuté de 23 % en raison des perturbations du commerce maritime.
Jane Warambo. Crédit photo : Jane Warambo
Cette nouvelle donne a déclenché une ruée sur les produits — et, comme je l’ai réalisé, a créé de nouveaux marchés pour les entreprises et les agriculteurs locaux qui ont su s’adapter rapidement. Jane Warambo, directrice d’Envisage Ltd (une entreprise qui vend des fleurs, des fruits et des légumes frais de qualité produits par des agriculteurs locaux à des distributeurs et des détaillants au Kenya et à l’étranger), a évoqué les effets immédiats de la pandémie sur son activité : « Le problème, c’est que les plus gros acheteurs de denrées périssables au Kenya sont les établissements d’enseignement et les hôtels. »
En repensant à ces premiers instants, elle ajoute : « J’ai dû m’adapter. Aujourd’hui, je fournis des fruits et des légumes aux épiceries de la ville en faisant appel à du personnel saisonnier, ce qui n’était pas le cas avant la pandémie. »
Autre changement induit par la crise sanitaire : le recours accru par les citadins du pays aux services de livraison des courses et aux achats en ligne. Selon une étude de Mastercard publiée cette année, 79 % des consommateurs kényans tendent à acheter davantage en ligne depuis le début de la pandémie.
Chez Bringo Fresh, à Kampala (Ouganda), le personnel prépare les commandes. Crédit photo : Alfred Okot (2019)
Zucchini, une chaîne d’épicerie qui compte huit boutiques à Nairobi, fait partie des bénéficiaires de cette tendance : depuis mai 2020, du fait des règles de distanciation sociale, son activité en ligne explose.
« Quand la pandémie s’est déclarée, la plupart de nos clients se sont tournés vers les achats en ligne et, au début, nous avons été submergés par les commandes », explique Stacy Adhiambo, responsable du commerce en ligne chez Zucchini Grocery. « Mais nous avons pris le coup de main et avons même agrandi notre équipe. Résultat, nos livraisons en ligne ont augmenté de 2 000 % en un an par rapport à la période pré-pandémie. »
La chaîne d’épicerie, Zucchini, s’est aussi associée à quatre grandes entreprises spécialistes de la vente à la demande, dont Glovo et Jumia, présentes dans toute l’Afrique de l’Est, pour accroître son activité. « Les partenariats sont la clé du commerce en ligne, puisqu’ils nous apportent aussi une nouvelle clientèle », souligne Stacy. Selon des rapports de presse, Glovo aurait triplé ses commandes d’épicerie l’an dernier.
En Ouganda, les aides gouvernementales ont permis à de nombreux agriculteurs de traverser cette période difficile. Selon les Cahiers économiques de l’Ouganda publiés par la Banque mondiale en 2020, le secteur agricole devrait rester résilient.
J’ai pu discuter récemment avec Apollo Tugeineyo, un ingénieur agronome de 42 ans qui travaille aujourd’hui pour TechnoServe, une ONG agricole basée à Kayunga, en Ouganda. Cet ancien collègue est expert du marché du café et de la vanille.
Apollo Tugeineyo, ingénieur agronome, dans une ferme de Kampala (Ouganda). Crédit photo : Apollo Tugeineyo
Il m’a expliqué que la COVID-19 avait perturbé l’agriculture du pays et que, du fait des restrictions de déplacements et de la fermeture des frontières, de nombreux agriculteurs avaient eu du mal à accéder aux marchés et aux produits de base nécessaires à leur activité, notamment les sacs de jute et les matériaux de séchage en provenance du Kenya.
« L’Ouganda est un pays enclavé qui vend ses excédents agricoles à ses voisins », souligne-t-il. « Mais avec la fermeture des frontières, la demande et les débouchés ont disparu. Les prix se sont effondrés et les récoltes ont été perdues. Faute de matériel pour les traitements post-récolte, certains agriculteurs ont fait sécher le maïs par terre puis ont entassé les sacs à côté des chèvres et des volailles, le rendant impropre à la consommation. »
Mais Apollo, qui forme les habitants locaux aux meilleures pratiques agricoles pour les transmettre aux agriculteurs, a constaté que la pandémie avait aussi eu un effet positif, avec l’essor du commerce en ligne de produits de la ferme. Il cite wefarm, un réseau social réunissant 2,4 millions de petits exploitants qui s’échangent ainsi des informations et écoulent leurs produits.
Apollo Tugeineyo (à droite) avec une agricultrice. Crédit photo : Apollo Tugeineyo
CTA and Dalberg Advisors estiment que le marché des services numériques en appui aux petits exploitants africains représente plus de 2,2 milliards de dollars.
Avec Bringo Fresh, une épicerie en ligne basée en Ouganda qu’il a fondée, David Matsiko illustre la manière dont les entreprises technologiques ouvrent de nouveaux débouchés aux agriculteurs.
L'entrepreneur a ainsi soutenu plus de 200 agriculteurs ougandais, auxquels il achète directement les produits tout en leur garantissant des entrepôts et des marchés en ville. Plusieurs hôtels, notamment, se sont mis à acheter sur sa plateforme des légumes frais produits localement. Cette hausse de l’activité a conduit Bringo à embaucher 30 personnes de plus en décembre. L’entreprise a également trouvé un nouveau débouché pour les ananas — l’un de ses produits phares — au Kenya.
Mais pour Bringo, l’époque oblige également à faire preuve d’agilité. Confrontée à la concurrence d’autres entreprises de vente en ligne, elle a dû faire évoluer sa stratégie commerciale trois fois depuis avril 2020 afin de s’adapter à une demande fluctuante.
Face aux profonds changements observés dans les centres urbains d’Afrique de l’Est, je me suis demandé si cette période difficile pouvait finalement aider les agriculteurs de ma région.
Si j’en crois mon frère jumeau Justus, qui cultive du maïs dans notre région d’origine, la pandémie a été l’occasion de trouver de nouveaux débouchés. Il a réalisé qu’il pouvait se lancer dans des produits à plus forte valeur ajoutée, comme les légumes, commercialisés ensuite en ligne.
Justus, le frère jumeau d’Everlyne Situma, dans son exploitation dans le comté de Bungoma, dans l’ouest du Kenya. Crédit photo : Boaz Nalianya
« Il ne me serait jamais venu à l’esprit, avant la pandémie, de cultiver autre chose que du maïs. Aujourd’hui pourtant, je souhaite me lancer dans les légumes et les arachides, pour me protéger des aléas du marché et mieux gagner ma vie », m’explique-t-il. Il vient de découvrir deux plateformes prometteuses — M-farm et FarmBiz Africa — qui devraient lui offrir des débouchés.
La situation évolutive des agriculteurs d’Afrique de l’Est a exigé qu’ils soient flexibles et résilients — et ils sont nombreux à avoir relevé le défi. La pandémie ayant créé de nouveaux marchés en ligne, j’espère qu’ils pourront se développer rapidement et que les petits exploitants dans ma région pourront en profiter.
Basée à Nairobi, Everlyne Situma est chargée de communication pour IFC.
Publié en septembre 2021