Andrew Mayeda
S’ils veulent garantir leur prospérité dans le monde post-pandémie, les pays en développement doivent envisager d’autres modèles de croissance que le schéma traditionnel, probablement obsolète, fondé sur les industries manufacturières à bas salaires. Telle est l’analyse de Soumitra Dutta, professeur de gestion et ancien doyen fondateur du SC Johnson College of Business de l’Université Cornell. Notre interlocuteur est convaincu que ces pays doivent opter pour une approche misant sur le renforcement des compétences de leur population.
Véritable autorité sur les questions d’innovation dans l’économie de la connaissance, M. Dutta est coéditeur et auteur du rapport mondial sur les technologies de l’information, publié jusqu’en 2016 par le Forum économique mondial puis par le Portulans Institute, et du rapport consacré à l’indice mondial de l’innovation de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Il siège au conseil d’administration de deux entreprises cotées en bourse, la société de restauration et de gestion des installations Sodexo et Dassault Systèmes, un leader dans les univers d’expérience 3D. Pour IFC Insights, M. Dutta revient sur les promesses de la transformation numérique dans les marchés émergents et les pays en développement.
Q : Quelles sont, selon vous, les évolutions technologiques les plus significatives observées pendant la pandémie ?
R : L’impact de la technologie peut être conceptualisé en trois étapes. La première est celle de la substitution, lorsqu’on remplace l’ancien par le nouveau. C’est le cas des automobiles, qui ont remplacé les voitures à cheval, ou des téléphones portables avec les lignes fixes. Vient ensuite l’étape de la diffusion, lorsque de plus en plus d’individus commencent à utiliser la nouvelle technologie. Le troisième niveau d’impact — la transformation — est la plus intéressante : c’est le moment où, du fait de l’omniprésence de la technologie, des modes de vie et de travail différents émergent. La généralisation des voitures a rimé avec l’apparition des banlieues. La banalisation des téléphones portables a quant à elle modifié les modes d’interaction humaine et de travail.
Dans le cas de la pandémie, nous avons assisté à une phase rapide de substitution et de diffusion dans de nombreux secteurs. Mais la transformation se fait encore attendre et l’impact transformationnel n’a pas encore eu lieu. Je ne pense pas que nous puissions prétendre avoir tout vu et tout fait. Nous n’avons pas vu l’avenir. L’avenir est à venir, et nous devons le créer.
Q : Quelles sont les technologies les plus prometteuses pour réaliser une percée ?
R : Certaines technologies déployées sur une variété de fronts finissent par se rejoindre. Prenez le téléphone portable : c’est un empilement de technologies, qu’il s’agisse des écrans intelligents, des plateformes d’applications, des caméras haute définition ou de la connectivité 5G. Les évolutions ont été telles que le fait de réunir des technologies aux vocations a priori différentes dans des formats intéressants peut permettre d’avoir un impact bien supérieur. C’est le moteur même du progrès technologique. Pensez à la puissance brute de calcul des téléphones portables. Ou aux écrans des téléphones, aux systèmes de traitement du langage naturel, au volume de données disponibles pour traitement, à la quantité d’intelligence disponible grâce à des outils comme l’intelligence artificielle (IA), ou encore à la technologie des batteries, qui ne cesse de s’améliorer.
C’est un écosystème. Ce n’est pas une technologie en particulier. Si vous aviez une grande puissance de calcul mais pas de données ou de support pour les afficher, vous n’obtiendriez pas ce type de résultats. Il y a bien convergence entre plusieurs fils conducteurs technologiques, qui finissent par se rejoindre.
Q : Donc, si l’étape de transformation est encore à venir, comment les marchés émergents et les pays en développement peuvent-ils s’adapter pour être sûrs de rester dans la course, voire de prendre les devants ?
R : Les marchés émergents sont à la fois handicapés et privilégiés. Ils sont bien évidemment désavantagés par leurs niveaux de revenus inférieurs, des ressources plus rares et des infrastructures technologiques généralement moins nombreuses. Mais ils ont un atout considérable : ils sont, culturellement, plus ouverts à l’adoption d’innovations technologiques. Lorsque de nouvelles solutions sont présentées aux populations des marchés émergents, elles sont en général plus enclines à les essayer. Apparaissent alors sur les marchés émergents, et à un rythme plus soutenu, des applications plus innovantes et porteuses de plus de transformations. Je pense que ces marchés sont bien placés pour sauter le pas et devenir les moteurs de la transformation numérique de nos modes de vie et de travail.
Q : Tout au long de la pandémie, nous avons observé les progrès considérables de l’automatisation et de l’IA (Intelligence Artificielle), au point que certains ont prédit une nouvelle relocalisation de la production par les pays avancés. Quelles sont les implications de cette situation pour les pays en développement ?
R : Si l’on considère le modèle traditionnel de développement, le parcours se résumait assez simplement, avec le passage du secteur primaire au secteur secondaire puis du secteur secondaire au secteur tertiaire. Actuellement, nous constatons un recul des emplois dans l’agriculture et les industries manufacturières à l’échelle mondiale, y compris en Chine. La généralisation des robots dans l’industrie fait que le modèle reposant sur le passage de la ferme au bureau en passant par l’usine est dépassé.
D’où l’obligation d’opter pour un modèle qui repose sur les compétences — la capacité à traiter des informations et à satisfaire les besoins des clients. Prenez le secteur des services : le cœur de métier, c’est la collecte et l’analyse des données puis l’exploitation de ces informations pour répondre à la demande du client. Les étapes de traitement et d’analyse sont vitales. Il suffit de s’intéresser aux tendances actuelles, portées par l’internet des objets et les mégadonnées : on assiste à une explosion d’informations autour de nous. Les modes de vie, les objets, les interactions entre objets, etc., sont toujours plus « documentés ». L’autre question qui se pose est celle du décryptage : comment tirer des informations de ces données ? C’est là bien entendu que la technologie joue un rôle clé.
Mais les individus ont également leurs pions à avancer dans la lecture et l’analyse des données. Pour cela, ils doivent avoir les compétences requises pour accéder aux données, les traiter et les comprendre. Il faut ensuite évidemment pouvoir exploiter ces données pour répondre aux attentes des clients. La seule solution pour créer des emplois dans les marchés émergents est de consacrer des efforts massifs à l’amélioration de la formation et de la reconversion des individus afin qu’ils sachent traiter l’information et utiliser les conclusions qui en ressortent au profit de leurs clients. Cela prendra certainement plus de deux ans. L’idée n’est pas forcément de faire d’un agriculteur un spécialiste de l’IA, mais éventuellement de l’orienter vers les secteurs de l'hôtellerie ou de la mobilité. Il existe partout des solutions pour renforcer les compétences. C’est la vocation même de la formation, qui permet d’acquérir les rudiments du traitement de l’information ou de comprendre comment interagir avec les autres.
Publié en septembre 2021