Savani Jayasooriya
COLOMBO, Sri Lanka — D’aussi loin que je me souvienne, ma mère se rend au supermarché du coin tous les dimanches matin pour son approvisionnement hebdomadaire en fruits et légumes. Parfois, toute la famille l’accompagne — et moi aussi… je l’ai donc vue des dizaines de fois choisir délicatement les produits les plus frais et les meilleurs.
Mais en mars 2020, la pandémie de COVID-19 a mis fin à ce rituel.
Le pays tout entier s’est retrouvé confiné pour une durée indéterminée. Tous les magasins ont fermé, y compris les marchés. La veille de l’entrée en vigueur du confinement, c’était le chaos, chacun cherchant à acheter un maximum de choses en un temps limité. Les gens se sont rués dans les supermarchés, la circulation automobile a été paralysée — et nous avons compris que, désormais, plus rien ne serait pareil.
Savani Jayasooriya. Crédit photo : Chamali Jayasooriya
Pour mieux comprendre l’évolution de la situation depuis un an et demi, j’ai interrogé plusieurs de mes amis et collègues chefs d’entreprise. Leur expérience leur donne une perception irremplaçable de la marque imprimée par la pandémie sur le Sri Lanka et plus particulièrement sur les jeunes entrepreneurs.
Mon ami Janik Jayasuriya gère l’hôtel familial à Nuwara Eliya, une magnifique région montagneuse à la végétation luxuriante, qui lui vaut parfois le surnom de « petite Angleterre ». Quand il repense aux quelques semaines précédant la pandémie, il revoit ses 30 employés affairés à préparer l’établissement pour avril — la période la plus chargée de l’année, quand les touristes affluent pour découvrir les jardins en pleine floraison et les plantations de thé verdoyantes.
Mais avec la hausse des contaminations, tous ses plans sont tombés à l’eau. « Tout a fermé », se souvient-il. « L’équipe entière était sur place, payée à ne rien faire. »
C’est alors qu’il a eu une idée : l’hôtel possédant des fermes pour produire ses propres légumes, « j’ai envoyé mon équipe récolter les produits frais sur nos terres et dans les fermes voisines. » Il a ensuite organisé une navette avec quelques camions chargés de légumes vers Colombo, la capitale commerciale du Sri Lanka, où les produits frais étaient difficiles à trouver en raison de la fermeture des marchés. « J’ai considéré cela comme un service rendu à la collectivité, puisque nous avions les ressources », poursuit-il.
Janik Jayasuriya, directeur du Celeste Daily. Crédit photo : Uvin Chandula
Pendant toute une semaine, son équipe et lui ont fait des allers-retours entre Colombo et Nuwara Eliya, soit deux fois 170 kilomètres. Ils vendaient ensuite les produits frais à bas coût, ne gardant que de quoi couvrir les frais de transport.
Janik a vite compris que la pandémie allait durer plus longtemps que prévu. Jamais à court d’idées, il convainc alors plusieurs commerçants et fournisseurs (en particulier ceux dont les produits étaient bloqués dans les entrepôts ou dans les exploitations) de créer une place de marché en ligne pour vendre des produits frais à Colombo. Et c’est ainsi que Celeste Daily a vu le jour. Grâce à une collaboration avec des applications de covoiturage comme Uber et PickMe — première opération de capital-risque d’IFC au Sri Lanka — la plateforme Celeste Daily a honoré entre 300 et 400 commandes par jour pendant la première vague pandémique.
Si la plupart des habitants de Colombo sont rompus à la commande de repas en ligne, ils sont moins habitués à se faire livrer des fruits et légumes frais à domicile. La pandémie de COVID-19 nous a tous obligés à repenser nos modes d’approvisionnement en denrées alimentaires et autres. Avec les restrictions de déplacement, les citadins ne pouvaient plus se rendre comme avant, en cas de besoin, dans les supermarchés ou les commerces de bord des routes.
Pour Janik, le passage à un autre modèle d’affaires n’a pas été des plus simples : « Nous avons dû nous adapter très vite. Notre courbe d’apprentissage a été très courte et nous n’avions pas le droit à l’erreur. »
Mais la créativité dont il a fait preuve pendant la crise sanitaire lui a permis de préserver les emplois de son équipe principale, tout en faisant vivre des vendeurs de denrées alimentaires à domicile et des agriculteurs locaux. Aujourd’hui, après un an d’activité, Celeste Daily propose plus de 2 000 produits alimentaires ou liés à l’alimentation. Le fait que l’entreprise était déjà établie et son expansion progressive ont permis d’amortir les chocs des vagues pandémiques successives. « Lorsque les deuxième et troisième confinements ont été instaurés, nous étions prêts », note-t-il.
Dans un pays comme le Sri Lanka, où les petites et moyennes entreprises assurent une grande part de l’activité économique — représentant 80 % des entreprises et contribuant jusqu’à 45 % à l’emploi local et à hauteur de 52 % au produit intérieur brut — les petites structures comme Celeste Daily jouent un rôle important.
Ces entreprises et leurs employés ont été durement touchés par la pandémie de COVID-19, qui continue de faire des ravages sur l’île. Selon la Banque mondiale, l’économie sri-lankaise s’est contractée de 3,6 % en 2020, soit la pire performance jamais enregistrée dans le pays. Mais comme le souligne KPMG, les mesures de confinement ont contribué à accélérer l’essor de start-up axées sur la technologie — comme Celeste Daily. Selon ce rapport, plus de 15 jeunes pousses en lien avec la livraison à domicile ont fait leur apparition au Sri Lanka sur fond de pandémie.
La pandémie de COVID-19 a imposé aux entreprises un virage technologique totalement inédit. Parlez-en à Nikeshi Caldera qui, à 25 ans, est l’un des esprits créatifs du secteur de l’événementiel au Sri Lanka. À la tête du service clients de Nisal Cee Private Limited, c’est elle qui m’a raconté comment la crise sanitaire avait obligé son entreprise à sauter le pas du virtuel en quelques semaines à peine.
Nikeshi Caldera, responsable des services à la clientèle chez Nisal Cee Private Limited. Crédit photo : Bashitha Eranga
Au Sri Lanka, la gestion d’événements est un secteur d’activité à part entière, qui emploie directement 30 000 personnes environ — de la scène aux coulisses. Malheureusement, en l’espace d’un an, le secteur a été frappé par deux tragédies : une série d’attaques à la bombe coordonnées, en avril 2019 (les « attentats de Pâques »), et la survenue de la pandémie de COVID-19 à partir de mars 2020.
« Les deux ont été de véritables chocs et ont porté un coup terrible à notre secteur. Lors de la première vague, nous n’étions pas prêts », m’explique-t-elle. « Il a fallu nous adapter très vite. Ce qui nous a aidés, c’est que nous avions [déjà] réfléchi à la transition vers le numérique. Nous avons donc eu la chance de lancer la tendance avant tout le monde ».
Dans les coulisses, pour donner vie à un événement virtuel. Crédit photo : Bashitha Eranga
Avec la pandémie, la plupart des opérations sont devenues virtuelles — y compris les lancements de produits. L’entreprise a ainsi sorti ses « Headlines », un produit nouveau réunissant des fonctionnalités comme la réalité augmentée et des effets visuels. Le succès de ce nouveau modèle a séduit les clients. « Cela nous a vraiment aidés à prouver aux gens que, quoi qu’il arrive, le spectacle continuera », conclut Nikeshi.
L’expérience de Janik et de Nikeshi nous a montré que certaines entreprises établies avaient réussi à s’aventurer sur de nouveaux créneaux quand d’autres ont eu beaucoup plus de mal à survivre ou ont dû jeter l’éponge. Selon une enquête d’IFC, 90 % des entreprises du Sri Lanka ont connu une baisse significative de leurs ventes en raison de la pandémie.
Mon ami et collègue Rizwan Rizvi, cofondateur d’Amberry et assistant de programme pour IFC à Colombo, a vu son activité en ligne jusque-là florissante décliner brutalement. Sa société, pionnière des accessoires en bois créés par des artisans, comme les nœuds papillon et les boutons de manchette pour hommes, connaissait tous les mois une croissance à deux chiffres avant la survenue de la pandémie. Ensuite, « nous n’avons plus rien vendu pendant trois à quatre mois », explique Rizwan, sans pouvoir pour autant arrêter l’activité afin de ne pas menacer la survie de fournisseurs locaux, dépendants d’eux. « Nous avons calculé la moyenne des contributions de l’année précédente et réglé nos fournisseurs à l’avance pour leur assurer un revenu », poursuit-il.
Fabrication de nœuds papillon en bois artisanaux dans l’atelier d’Amberry. Crédit photo : Amry Ahamed
Pour rester à flot, Amberry a diversifié sa gamme avec des coffrets cadeaux et mis en place un système de paiement numérique. Lorsque les deuxième et troisième confinements ont été instaurés, l’entreprise était parfaitement préparée. « Nous n’avons pas retrouvé le niveau d’avant, mais c’est gérable », note Rizwan. Convaincu que la survie d’Amberry passe par les nouvelles technologies, il continue de réfléchir à de nouvelles pistes d’évolution pour sa start-up sur fond de crise sanitaire.
Rizwan Rizvi, cofondateur d’Amberry. Crédit photo : Amry Ahamed
Janik, Nikeshi et Rizwan font partie de ces jeunes entrepreneurs qui ont continué à aller de l’avant pendant la pandémie, pour assurer leur propre survie mais aussi celle de tous ceux qui dépendent d’eux. Leur mantra ? Garder l’équipage à flot, pour que tout le monde puisse garder la tête hors de l’eau.
C’est un excellent principe à suivre — puisqu’avec la pandémie de COVID-19, nous avons tous connu des changements inimaginables. La plupart d’entre nous travaillons à domicile à temps plein, ma mère est devenue une pro des achats en ligne, les enfants de mes collègues suivent tous leurs cours à distance et la télémédecine a de beaux jours devant elle… Des mutations qui auraient pu prendre encore quelques années — notamment le virage numérique des petites entreprises dans un pays qui dépend d’elles — se sont concrétisées plus rapidement que prévu, car nous avons tous dû nous adapter et continuer à avancer. Alors qu’une nouvelle vague de contaminations se profile à l’horizon, nous devons plus que jamais continuer à innover.
Consultante en communication pour IFC, Savani Jayasooriya est basée à Colombo.
Published in September 2021