Alison Buckholtz
Ann Mei Chang a travaillé 20 ans dans des entreprises technologiques comme Google, Apple ou Intuit ainsi que dans un certain nombre de startups, avant de se tourner vers le service public. En tant que responsable en chef de l’innovation au sein de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), elle a été la première directrice générale de l’US Global Development Lab, où elle a adapté les meilleures pratiques de la Silicon Valley en matière d’innovation. Auparavant, elle était responsable de l’innovation chez Mercy Corps et conseillère principale auprès du département d’État américain aux femmes et à la technologie au sein du secrétariat d’État aux droits des femmes dans le monde. Son ouvrage, Lean Impact: How to Innovate for Radically Greater Social Good, entend aider les entreprises à avoir un impact social positif. Pour IFC Insights, Ann Mei Chang discute des modèles de financement capables de stimuler l’innovation, de l’importance de miser petit et progressivement pour éviter les échecs de grande ampleur, et des solutions pour permettre à l’écosystème africain des startups technologiques de se renforcer par lui-même.
Q : En quoi votre expérience dans la Silicon Valley nourrit-elle votre vision des meilleures pratiques d’innovation dans le développement ?
R : L’un des secrets de la structuration de l’innovation dans la Silicon Valley tient aux modalités du financement. En général, les startups bénéficient de plusieurs cycles de financement, qui vont croissant. Tout commence par une première levée de fonds auprès d’un investisseur « providentiel » (ou business angel). Commence ensuite la ronde des capital-risqueurs, qui peut se répéter deux ou trois fois, voire plus. Les investisseurs de la Silicon Valley peuvent ainsi parier de petits montants sur plusieurs candidats, tester une grande quantité d’idées prometteuses qui sont parfois très risquées, pour ensuite doubler la mise sur celles qui ont fait leurs preuves.
Quand je travaillais pour l’USAID, nous avons institué un mécanisme de financement inspiré des enseignements tirés du capital-risque, baptisé Development Innovation Ventures (ou DIV). Nous avons pu ainsi proposer de petites subventions initiales de 100 000 dollars, quand celles de l’USAID atteignent souvent des millions de dollars. Nous avons favorisé la prise de risque tout en sachant que neuf tentatives sur dix échoueraient. Mais pour toutes celles qui réussissent, les investissements peuvent ensuite atteindre un million de dollars, puis 5 millions. Ce faisant, nous investissons dans les solutions les plus solides et les plus prometteuses. Je pense qu’un modèle de financement de ce type, par paliers, pourrait davantage favoriser l’innovation dans le développement.
Q : Est-il plus difficile d’innover quand l’enjeu, c’est le développement au niveau mondial ?
R : Oui, l’innovation est par nature plus complexe dès lors qu’elle concerne le développement au niveau mondial. Parce que les effets attendus mettront souvent beaucoup plus longtemps à se concrétiser, la mise en place de boucles de rétroaction rapide peut se révéler plus ardue que s’il s’agit d’optimiser, par exemple, les transactions électroniques. Souvent, le problème à résoudre porte à la fois sur le modèle d’affaires et sur le modèle d’impact. Et vous travaillez en général avec des populations vulnérables, donc il faut absolument veiller à ne pas leur nuire lors des différentes phases de test des solutions. Tous ces facteurs contribuent, parmi d'autres difficultés, à paralyser l’innovation. En introduisant des incitations à la prise de risques et à la performance, les bailleurs de fonds pourraient contribuer à libérer les idées innovantes. Mais il faut viser large, accepter l’échec, inciter les organisations à identifier explicitement et à tester les hypothèses, procéder à des expérimentations moins lourdes que des études pilotes à grande échelle et, surtout, baser toutes les décisions sur des données probantes.
Q : La notion même d’échec dans ce contexte ne semble pas vous effrayer. Fait-il tout simplement partie du processus d’innovation ?
R : Oui, absolument. L’échec est une phase nécessaire de l’innovation. Mais attention, je fais la différence entre les « bons » échecs, de faible portée, et les « mauvais » échecs, de grande ampleur. Les seconds sont malheureusement beaucoup plus fréquents que les premiers dans les projets de développement. Je veux dire par là que nous avons tendance à voir trop grand. Tel bailleur de fonds important préfèrera signer un gros chèque plutôt que quantité de petits chèques. Mais si vous investissez lourdement dans un projet avant que l’approche ne soit validée, vous risquez gros et allez perdre beaucoup plus de temps et d’argent que nécessaire avant d’avoir pu en vérifier la fonctionnalité. Tout l’art consiste à privilégier les échecs ne portant pas trop à conséquence. Et c’est là où le financement par palier entre en jeu : si nous procédons par étapes et vérifions à chaque fois que tout se passe bien, alors nous pouvons acquérir la conviction que les conditions sont réunies pour se lancer « en grand » sans risque.
Q : Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au rôle de la technologie au service du développement ?
R : Comme j’étais issue du monde de la technologie, des tas de gens me demandaient si je pouvais les aider à créer une application ou un site web… Mais, bien souvent, la technologie n’est tout simplement pas la bonne réponse, surtout dans les environnements pauvres en ressources. Avec le temps, j’ai compris que le problème était avant tout lié à la manière d'envisager l’innovation et au recours à des outils inadaptés. Face à des enjeux toujours plus complexes et mal compris, nous avons tendance à planifier des programmes de grande envergure et à long terme. Mais un programme rigide n’aura aucun sens si la situation est hautement incertaine. C’est pour cela que je me suis intéressée aux principes d’innovation qui avaient fait leurs preuves, pour voir s’ils pouvaient nous aider à résoudre certains défis du développement qui nous résistent depuis longtemps.
Q : Vous avez passé quelques mois au Kenya, il y a environ cinq ans, pour le département d’État. Que pensez-vous de l’écosystème des startups technologiques en Afrique ?
R : Ce qui ressort notamment de mon travail de recherche sur les startups technologiques en Afrique, c’est le fait que, faute d’un système éducatif adapté, les entreprises technologiques ont un mal fou à dénicher des profils de haut niveau. En examinant les offres de formation en informatique proposées par les plus grandes universités du continent, j’ai constaté que les quotas d’étudiants, définis des années auparavant, n’avaient pas évolué malgré l’explosion de la demande. Alors que la technologie est un moteur essentiel et avéré de l’économie mondiale, le système d’éducation en Afrique ne produit pas suffisamment d’étudiants maîtrisant ces compétences. Les programmes sont par ailleurs statiques et souvent très en retard dans un domaine qui évolue constamment. Ce ne sont ni les talents ni l’esprit d’entreprise qui manquent, au Kenya ou en Afrique. Ce qui pêche, bien souvent, ce sont les systèmes, incapables d’impartir les compétences et les outils dont les étudiants ont besoin pour réussir et prospérer.
Q : Les entreprises technologiques d’Afrique peuvent-elles accompagner la formation des prochaines générations ?
R : Les figures de référence jouent un rôle essentiel. C’est bien plus facile d’attirer des talents dans un secteur en jouant sur le sentiment de proximité avec celles et ceux qui ont réussi. Le tutorat est important parce que, dans de nombreux pays d’Afrique, les parents incitent leurs enfants à privilégier une carrière tranquille et des emplois stables, dans une grande entreprise ou au sein de l’administration publique. Les startups sont souvent considérées comme risquées et fragiles, et rares sont les gens prêts à parier leur carrière. D’où l’intérêt de rencontrer des personnes qui ont réussi, qui mettront en avant les avantages possibles de ce choix — l’excitation, la récompense financière et la différence que ces produits et ces services peuvent faire dans notre société actuelle.
Publié en septembre 2020